9h36

Elle court.
Les muscles de ses jambes traversés d’épines, le souffle court. Bénie soit la danse et ses entraînements interminables, pense-t-elle alors qu’elle saute par-dessus les obstacles.
Elle se faufile à travers la foule sans grand espoir d’arriver au bout. Des gens protestent sur son passage, elle les entend à peine.
Épines, épines, épines.
Elle s’arrête une seconde, juste pour vérifier qu’elle sprinte dans la bonne direction. Le sang pulse entre ses tempes, elle meurt de chaud. Elle n’a pas enfilé ses meilleures chaussures, en plus.
Elle n’avait pas envisagé que le réveil ne sonnerait pas.
Que Lana la planterait.
Que le bus serait retardé.
Qu’elle louperait le premier train.
Eden avance comme elle l’a toujours fait. À l’aveugle. Elle passe son temps à tâtonner, comme si sa vie était trop grande pour elle.
Le haut-parleur grésille, on annonce les horaires et les quais d’une voix monocorde. Une caresse sur la tête de l’Akita à côté d’elle et Eden repart.
Plus que quelques mètres, et des dizaines d’escaliers qu’elle gravit deux par deux. Le sifflet retentit, elle accélère.
Ils se faufilent entre les portes juste avant qu’elles se ferment.
Le train se met en branle, elle se plie en deux.
Essoufflés, mais vainqueurs.
Dix secondes, vingt secondes.
OK, on se redresse.

Eden glisse son sac à dos sur son torse, l’ouvre pour en fouiller l’intérieur. Elle attrape son téléphone, regarde l’écran d’un œil distrait. Seules quelques notifications attirent son attention. Le relais de ses appels passés sur les réseaux sociaux, qu’elle lira une fois installée. Deux SMS parviennent à lui arracher un sourire.
À ses pieds Ghost souffle, sa langue pend hors de sa gueule.
Elle trouve enfin sa bouteille et la gamelle dont elle ne se sépare jamais, lui donne de quoi étancher sa soif avant de boire ce qu’il reste. Elle en récupère les dernières gouttes pour humidifier son front et le haut de son torse. Ôte son pull pour le nouer autour de sa taille.
La gamelle vide, elle l’essuie et la remet à sa place. Elle doit faire vite, elle voit la casquette du contrôleur au loin.

— Allez.

Le chien obéit et la suit dans les rangées étroites. Elle se félicite de voyager léger en dépassant les monticules de bagages sur les portants.
Ils traversent deux, trois wagons, puis elle repère enfin une place libre.
Seul un jeune homme noir occupe le carré, nonchalamment installé sur son siège, les pieds posés sur un gros sac de sport. L’énorme casque sur sa tête crache des notes qu’elle entend d’ici. Il lui adresse un sourire puis se replonge dans son bouquin.
Parfait.
Elle se penche vers Ghost, lui ordonne de se coucher à ses pieds et le recouvre d’un plaid. En un clin d’œil, l’animal devient invisible.
Elle fraude, elle n’a pas le choix. Isaac lui a offert son billet sans penser que le chien pourrait en avoir besoin. Tant pis. Au pire, elle mettra cette énième amende sur la pile « à régler ».
Par chance, son voisin d’en face ne semble porter aucune attention à son manège. Les pages qu’il tourne sont cornées, visiblement aussi vieilles que lui. Eden tente de lire le titre, sans succès.
Elle attrape ses propres écouteurs dans son sac, les glisse dans ses oreilles. Chopin commence à jouer, assez fort mais pas trop, pour lui permettre d’entendre ce qui se passe autour d’elle.
Elle en profite pour vérifier sa connexion, parcourt les notifications, répond à certains posts. Elle a créé cette page Facebook dès qu’elle a su se servir d’Internet. Un avis de recherche virtuel lancé comme une bouteille à la mer.

Eden veut comprendre.
Elle veut qu’on lui explique pourquoi sa mère s’est volatilisée. Pourquoi elle n’arrive pas à la retrouver et pourquoi personne ne peut dire où elle est. Elle déteste être l’orpheline que l’on regarde avec pitié, elle doit agir. Isaac l’a aidée, au début. Il l’a recueillie avant qu’un juge décide de la confier à une famille d’accueil.
Ils sont restés en contact depuis, elle attend toujours avec impatience ce week-end mensuel où elle peut passer du temps avec lui. Ça crée des liens, les disparitions.

— Mademoiselle ?

Elle sursaute, ôte l’un de ses écouteurs et sourit au contrôleur. Une manipulation rapide sur son écran et le billet s’affiche.

— J’ai loupé mon train, explique-t-elle en tendant son téléphone. On m’a dit que je pouvais prendre celui-ci, à l’accueil.

L’homme face à elle ne paraît pas deviner le mensonge, toutefois ses yeux se portent sur la couverture placée sur ses genoux.
Ne regarde pas de trop près, songe Eden.
Elle garde son sourire, mais en vérité elle a peur. Elle n’a pas les moyens de payer et les dettes ne cessent de s’accumuler. Elle doit supporter une colocation de huit personnes à Londres pour avoir un toit, malgré la bourse obtenue pour la danse. Sans le dire ni à sa famille d’accueil ni à Isaac.
C’est usant, la fierté.

— Je loupe souvent mon train, moi aussi. Pire sensation au monde, pas vrai ?

Elle lève la tête, leurs yeux se croisent. Son intervention a l’air de distraire assez le contrôleur pour qu’il se tourne vers lui et lui demande son billet. Ils attendent patiemment qu’il s’éloigne, avant d’échanger des sourires timides.

— Elliott.

Eden regarde la main tendue, hésite. Puis la saisit.
La lâche très vite.

— Eden.

Il se penche par-dessus la tablette. Baisse la voix.

— Et le passager clandestin ?

Il l’a fait exprès, comprend-elle. Pour lui sauver la mise.

— Ghost.

La couverture se soulève un peu, comme si le concerné écoute.

— Il porte bien son nom.

Et c’est tout. Il s’affale dans son siège et se replonge dans sa lecture. The Dice Man, de Luke Rhinehart. Un titre qui ne lui évoque absolument rien.

— Merci, souffle-t-elle enfin.

Il sourit encore. Un beau sourire franc, qui dévoile toutes ses dents.

— Fascinant, ce bouquin. Tu connais ?

Elle hoche la tête, il se redresse un peu.

— L’histoire d’un psy qui décide de toutes ses actions en fonction de son lancer de dé. C’est fou de laisser un si petit truc orienter toute sa vie, non ?
— Je me prends tant les pieds dans le tapis avec mes choix pourris que je devrais essayer.

Un rire s’échappe en face. Le contact était bref, malgré tout elle a entrevu quelques images : une grande famille, une belle maison, un piano. Ça ne colle pas avec son look grunge, son jean troué, ses boots et sa longue écharpe. Mais Eden sait mieux que quiconque qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Elliott l’intrigue. Et il est rare pourtant que quelqu’un parvienne à la sortir de sa bulle.

— Danseuse ?

La question la surprend tant qu’elle se demande, l’espace d’une seconde, s’il ne possède pas un don identique. Puis elle réalise qu’un bout de ses chaussons dépasse de son sac à dos.

— Gagné.
— Cool, moi aussi ! English National Ballet, jusqu’à la semaine dernière.

Eden écarquille les yeux. Elle rêvait d’intégrer cette compagnie à son arrivée à Londres, elle a échoué à l’audition. Incapable d’occulter la matière noire et gluante qu’elle entrevoyait dans l’esprit de l’un des juges.

— J’avais envie d’autre chose, continue Elliott. Et toi ?
— Rien qui vaille la peine d’être raconté.

Le jeune homme revient au début de son livre, en sort le papier qui lui sert de marque-page. Le dessin immense d’un insecte se détache, elle détourne les yeux. Elle n’en est pas phobique, mais les voir en gros plan n’est pas une passion non plus.

— Viens avec nous. On a créé un groupe avec des potes, on cherche de nouvelles recrues.

Intriguée, Eden regarde mieux ce qu’elle tient dans les mains.

— Les Fireflies ?
— Ouais pas formidable comme nom, mais c’est le seul sur lequel on est tombés d’accord. On organise des auditions lundi prochain, t’as l’adresse sur le flyer.
— J’ai un style plutôt… classique. Ce n’est peut-être pas ce que tu cherches.
— Tu peux apprendre une choré et bouger en rythme ?
— Euh… oui.
— Alors ça ira.

Eden hésite, puis plie le papier et le glisse dans son sac. Elle l’oubliera sans doute, mais au cas où. Elle remercie le jeune homme, vérifie que Ghost respire toujours. L’Akita endormi soulève une paupière, elle le caresse avec douceur. Cet animal est l’amour de sa vie et le laisser à Isaac lui brise le cœur. Mais la cohabitation devient difficile à l’appart, elle doit se résoudre à s’en séparer le temps de trouver ailleurs. Cumuler un troisième job aussi peut-être, pour accélérer les choses.
Le train ralentit, elle regarde par la fenêtre. En face, Elliott s’agite.

— Brighton ?
— Eastbourne.

Il hoche la tête.

— Tu peux me filer le papier ? J’ai oublié un truc.

Elle s’exécute, il s’appuie sur son propre genou, le bouchon du marqueur entre les dents. Puis il le lui rend.

— Mon numéro. Appelle-moi si besoin. Et emmène Ghost lundi, ce serait top.

Elle sourit sans répondre. Son cœur se serre en songeant qu’elle va repartir sans son chien.

— À bientôt, Eden.
— Salut, Elliott.

Elle le regarde s’élancer sur ses grandes jambes en direction de la sortie et alors qu’il pose un pied sur le quai, il se tourne et lui adresse un signe de la main. Elle se sent rougir et fait semblant de ne rien voir. À ses pieds, Ghost commence à bouger, elle poursuit ses caresses et croise les doigts pour que personne ne s’installe en face d’elle.
Par chance, le reste du voyage se passe sans encombre. Elle récupère le plaid, le plie et le glisse dans son sac, avant de sortir à son tour.
Elle repère tout de suite les cheveux bouclés d’Isaac et son éternelle chemise blanche. Ghost court vers lui, il s’accroupit pour le saluer, puis se redresse pour la prendre dans ses bras.
Eden s’y blottit. C’est le seul pour qui elle se l’autorise, malgré les horreurs qu’il traîne avec lui.
Parce que sentir son parfum l’apaise toujours, et parce qu’il a beau ne pas l’avoir élevée, il reste à ses yeux le meilleur père qu’elle ait connu.

— Tes cheveux blanchissent vite, ironise-t-elle en s’extirpant de son étreinte.
— Moi aussi je suis content de te voir, Grenouille.

Entendre son surnom provoque toujours des piqûres dans sa poitrine. Seule sa mère l’appelait comme ça, avant. Mais c’est Isaac. Il a cru lui faire plaisir en le reprenant, elle n’a pas eu le cœur de le corriger.
Il passe un bras autour de ses épaules, elle ne s’écarte pas. C’est ce qui se rapproche le plus d’une maison, là.
Elle le laisse charger Ghost dans le coffre de la vieille Renault cabossée dont il refuse de se séparer. S’assoit à son tour côté passager.
Son sac à dos à moitié ouvert sur les genoux, elle entrevoit le flyer rangé à la va-vite, ainsi que les chiffres qui y sont marqués.
Elle repense à Elliot et par mimétisme, son sourire s’installe sur son propre visage.
Elle récupère le papier, son téléphone, et commence à rédiger un message. Ses yeux se perdent vers la jetée qu’ils longent pour rentrer chez eux.
Eden ne croit pas au hasard. Elle a bien du mal à laisser passer une opportunité.
Et au pire, elle se sera trompée.
Elle inspire.
Expire.
Puis appuie sur Envoyer.