Sun

Le goût de fraise éclate dans sa bouche et caresse sa langue, elle fronce le nez quand la menthe prend le dessus.
Sun bouge la tête en rythme avec la musique crachée par l’énorme casque qui orne son crâne, entortille le fil entre ses doigts. Le bus dans lequel elle se trouve semble pousser un long soupir quand il s’immobilise. Elle quitte l’application — un réseau social coréen — et lance celle de la Regional Transit Authority. Ligne 202, Airport Express, Earhart at Magnolia. Sun remonte la carte interactive, compte sept arrêts supplémentaires avant d’arriver à l’aéroport.
Nouveau geste du pouce, elle passe à la chanson suivante et s’affale dans son fauteuil. Elle s’inquiète, en vérité. Un orage terrible s’est abattu sur La Nouvelle-Orléans depuis deux jours. Elle a dû revoir ses plans et rendre le logement qu’elle y occupait le temps des vacances, prévenue par sa compagnie aérienne qu’en raison des perturbations météorologiques, son avion risquait d’être annulé. Par chance, elle a pu avancer son vol et pour le moment, ce dernier est maintenu. Elle lit rapidement le message de sa tante, qui l’attend à New York, tente de la rassurer comme elle le peut.

Des paroles, perçues dans le silence qui accompagne la transition de deux chansons, sont prononcées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Le siège devant elle tremble quand un grand jeune homme noir s’y installe, suivi de près par une fille du même âge. Leurs vêtements trempés gouttent sur le sol déjà humide du véhicule, qui repart. Avec lenteur.
De suite après, une odeur de friture s’élève. Sun ne comprend pas davantage ce que son amie lui dit, mais le garçon ronchonne et range ce qui ressemble à un reste de hamburger à même son sac. Elle ne peut pas s’empêcher de grimacer, se frotte le nez. Et s’ordonne de cesser.
Elle fait toujours ça, quand elle est stressée. Sa tante le lui a fait remarquer et depuis, ce TOC s’est accentué.
À l’arrêt suivant, un autre garçon attire son regard. Si grand qu’il doit se pencher pour éviter de cogner le plafond, bâti comme un rugbyman, le teint mat, les yeux en amande. Ses bras massifs sont recouverts de tatouages. Il s’approche du fond, là où elle se trouve. Son sac de sport sur l’épaule goutte, lui aussi. Il s’installe à la même hauteur qu’elle, de l’autre côté de la travée, non sans lui adresser un grand sourire.
Gênée, Sun détourne le regard et de sa manche, elle essuie la buée qui dévore la vitre. La tempête s’accroît, elle ne voit que la lumière des phares à travers le rideau de pluie.
Étrange, tout de même, songe-t-elle. Tout le monde connaît les risques d’ouragan dans cette partie du globe, mais celui-ci semble venir de nulle part.
Sa jambe bouge, elle trahit sa nervosité.

— Eh.

Sun ne réalise pas tout de suite que c’est elle qu’on appelle. Elle sursaute quand un bras se pose sur le sien, se dégage brusquement. Le rugbyman de tout à l’heure lève les mains en signe d’apaisement, lui demande de retirer son casque.

— Anglais ?

Elle acquiesce, méfiante. Elle n’aime pas cette coutume d’ici, qui consiste à se montrer tactile envers n’importe qui.

— Tes cheveux sont tops.

Ça la surprend peu, au final. Se balader avec des cheveux violets, un masque en tissu noir et d’aussi longs ongles multicolores suscite des réactions plus ou moins amicales. Le masque, c’est pour se protéger de la pollution, le reste, son excentricité qui parle.
Le jeune homme tend le pouce, comme pour s’assurer qu’elle l’a bien compris. Elle hoche la tête, un peu perturbée par son immense sourire et remet sa musique, peu encline à continuer la conversation. Ses yeux accrochent toutefois l’étiquette collée sur le sac, posé contre sa jambe. Ari Tainaue. Ce doit être son nom.
Sun prend discrètement une photo des tatouages et s’empresse de les envoyer à Moon, sa meilleure amie restée en Corée. Peut-être qu’elle en reconnaîtra quelques-uns.

Le bus continue sa traversée interminable. Il se remplit petit à petit, à mesure que les arrêts s’enchaînent.
Plus que trois, deux, un.
Sun les compte, le ciel est devenu si noir qu’on se croirait en pleine nuit. Elle ne cesse d’actualiser l’application de l’aéroport, inquiète que ce vol-ci soit annulé à son tour. Mais rien. Même Internet semble galérer, à l’image des pneus qui glissent de temps en temps sur l’asphalte. Puis elle devine les avions au loin, l’un d’entre eux vient de décoller et cette image la rassure autant qu’elle l’effraie.
Elle doit rentrer, mais elle va sans doute mourir de peur, à voler dans des conditions pareilles. Puis ils s’arrêtent de nouveau et elle baisse le son de sa musique.
Le chauffeur les interpelle, prévient qu’un embouteillage les empêche d’accéder au terminus et leur demande de ne pas descendre. Sun regarde à sa droite. Le dénommé Ari s’est endormi. Sa tête est penchée en arrière, il a la bouche ouverte et les bras croisés sur sa poitrine. En voilà un qui n’a pas l’air de partager l’anxiété générale.
Aucune réponse de Moon.
Sun tente de se reconnecter sur Kakaotalk, sans succès. Elle envoie un énième message à sa tante avant de ranger son casque et son téléphone. Une fois à l’abri, elle pourra réfléchir à la suite. Pour le moment, inutile de paniquer.
Devant elle, ses voisins chuchotent. Elle entend un bruit de papier froissé, comme un paquet de bonbons.
Un mètre, deux mètres.
Nouvel arrêt.
Encore un peu.
Le bus s’avance poussivement jusqu’au parking et enfin, Sun aperçoit les couleurs du terminus. Elle soupire de soulagement et attend que le monde amassé devant les portes descende. Ari a fait comme elle, et quand il ne reste plus qu’eux, il lui fait signe de passer. De plus près, elle voit ses cernes prononcés. Elle le remercie et s’accroche à son sac.
Quand elle dépasse le chauffeur, elle entend sa radio annoncer que les transports cessent. Sun remet son casque.
Rien ne sert de paniquer, se répète-t-elle.
Elle est en sécurité.