Errance

Illustration — Anne-Sophie Hennicker

Il existe une constante, quand on visite des rêves qui ne nous appartiennent pas.
Cela commence par un drôle de ressenti, comme nager dans du coton ou se sentir groggy. Du moins, avant qu’on s’y habitue. Ensuite, seule la sensation de flotter subsiste.
Ça se poursuit via une succession d’odeurs inconnues auxquelles d’autres, plus familières, se mêlent.
Puis les yeux prennent le relais. Ils découvrent des paysages inédits que le cerveau tente de comprendre, sans succès.
Cette fois, Eden a atterri dans ce qui ressemble à une ville. Du moins elle le suppose, à en juger par les successions de bâtiments aux façades éclairées par une lune immense mêlant gothique, Art Déco et architecture orientale. Pour ce qu’elle en voit.
Elle descend la rue dans laquelle elle se trouve à pas lents. La ville semble déserte. Ou endormie. Puis tout à coup, elle repère une vague de lumière, juste à sa droite. Elle s’engouffre dans la venelle, là où se tient une échoppe dont l’enseigne attire son attention. Des planches d’un beau bleu roi sont abandonnées près de la fenêtre, comme si l’on venait de rénover le lieu. La porte est fermée, d’ailleurs. Seules les flammes des bougies coulent sur les pavés, donnant à l’endroit l’aspect d’un phare au milieu de l’obscurité.
Sans doute la personne à l’intérieur lui indiquera-t-elle où elle se trouve.
Elle s’attendait à ne pas pouvoir entrer — il fait nuit après tout —, mais le battant s’ouvre et déclenche un carillon. Les tubes tintinnabulent, comme si des milliers de petites billes chutaient d’un coup.
Tout ici est fait du même bleu, on y voit des rayonnages entiers remplis de bric et de broc : des bijoux posés çà et là, un curieux ballon composé de fil de fer et de papier, des vitraux somptueux. Tout est si beau qu’elle ose à peine regarder, de peur que la magnificence des objets se fane si elle les examine trop longtemps.
— Je peux vous aider ?
On a parlé à voix basse, et Eden se rend soudain compte que sa mère lui racontait des histoires sur le même ton. Avec une douce voix similaire, aux intonations mélodiques.
La jeune femme n’évolue pas dans son univers, elle le sait. Pourtant il possède des relents familiers. Une espèce de parfum flottait dans les rues qu’elle a traversées. Une odeur de sous-bois lointaine, comme l’empreinte de quelqu’un qui a foulé ces pavés un jour. Sans trouver tout de suite ce qu’il y cherchait.
Elle dévisage la personne qui vient de lui parler. Une Nocturne, lui souffle-t-on. Mais hormis cette information, rien. À croire que ce monde bloque les voix dans sa tête. Curieusement, cela ne l’effraie pas.
— Où sommes-nous ?
La question est plus abrupte qu’elle le souhaitait et la commerçante la dévisage. Eden ne correspond pas aux apparents standards de cette ville, elle a honte soudain de ses vêtements couverts de sable et de ses cheveux emmêlés. Mais après tout, elle ignorait qu’un tel endroit existait. Et davantage qu’elle s’y retrouverait.
— Dans la Cité de Minuit, bien sûr.
Cette remarque ne lui évoque que la sensation de ne pas se trouver à sa place. Soudain mal à l’aise, elle esquisse un sourire et fit mine de faire demi-tour. L’autre l’arrête.
— Choisissez-en un.
Eden se tourne, surprise. La commerçante lui désigne un présentoir à bijoux qui croule sous les colliers.
— Je ne peux pas payer, murmure-t-elle.
Maintenant que la Cité sent sa présence, l’atmosphère change. Elle connaît bien cette variation dans l’air, teintée à la fois de menace et d’amertume.
Le rêve la pousse vers la sortie. Pas forcément de la meilleure façon.
— Celui-ci. Cadeau.
Eden réalise à peine qu’on lui met quelque chose dans les mains, quand elle sent une force invisible la pousser dehors. Sans qu’elle sache comment, elle se retrouve devant un grand portail en fer forgé, où sont gravés l’astre du jour et celui de la nuit.
Puis elle se réveille.

Pas en sursaut comme elle aurait pu s’y attendre, au contraire. Une étrange culpabilité l’étreint alors qu’elle reprend pied dans sa réalité. Elle se redresse, les muscles endoloris par une position inconfortable. Regarde le ventre de Ghost se soulever à toute vitesse.
Soupir.
Elle se traîne jusqu’à ce qu’il reste de salle de bain, tourne le robinet sans grand espoir. Ouais, raté.
Eden tend la main pour saisir la gourde à sa droite, s’aperçoit soudain que ses doigts enserrent encore quelque chose.
Elle ouvre sa paume, lâche l’objet avec un sursaut. Un cliquetis, puis une lente chute vers la bonde rouillée. Elle le rattrape de justesse avant que le siphon l’avale.
— Qu’est-ce que… ?
Abasourdie, elle s’approche de la fenêtre pour mieux voir.
Elle tient une lune sculptée dans une matière qu’elle ne connaît pas : un noir profond, presque identique à ce maudit sable dehors, rehaussé d’un bleu dont elle capte la brillance en le faisant bouger. La longue chaîne d’argent coule entre ses doigts.
Le bijou la rend perplexe. Depuis quand conserve-t-elle des souvenirs de ses voyages ?
— Ce ne sont que des rêves, murmure-t-elle. Rien de plus.
Elle aurait donné n’importe quoi pour dormir près d’Elliott. Ou de qui que ce soit susceptible de la rassurer. Mais elle est seule. Ou presque.
Elle pose le pendentif sur l’une des tablettes branlantes dans l’espoir que quelqu’un le trouve. Après tout on lui a dit de le prendre, pas de le garder. Peut-être que sa future propriétaire le découvrira tôt ou tard.
Un gémissement la sort de sa sidération et elle fait volte-face pour rejoindre son chien. Ce dernier respire avec difficulté, elle passe donc une main réconfortante dans ses poils, pour l’apaiser.
Ou se calmer, elle.
— Allez mon vieux, encore un petit effort, hein ?
L’animal lève la tête pour pouvoir la poser sur ses genoux. L’amour qu’elle lit dans ses yeux menace de faire tomber ses ultimes barrières, alors elle les fuit lâchement pour fixer les siens vers le plaid abandonné sur le plancher. Paraît-il que les motifs écossais portent une signification précise. Elle ignore le sens de ces lignes rouges et jaunes, mais elle bénit la chaleur bienvenue de la laine.
Eden l’attrape et s’y enveloppe, avant de faire bouger Ghost pour s’allonger contre lui.
Demain elle aura oublié le visage de la commerçante et la cité nocturne teintée de bleu.
Elle ferme les yeux.