La Princesse des Glaces

Photo National Geographic - site

— Ne franchis jamais les barrières du village, ne t’éloigne pas.

La voix de son père résonne dans les oreilles de Sasha, comme le rappel constant qu’il vient de faire la plus grosse bêtise de sa courte existence. Cela ne l’importune pas, pourtant, car ainsi il se sent bien moins seul.
Il ne sait pas à quel moment il s’est perdu. Il se souvient avoir trouvé bien étrange ce lapin noir comme du charbon, qui courait dans la neige. Il l’a suivi dans l’espoir de découvrir ce monde merveilleux dépeint dans le conte que sa mère lui raconte chaque soir. Son préféré.
Sasha a couru, puis marché, puis couru encore.
Le lapin s’est faufilé entre les racines d’un grand arbre aussi sombre que lui, et Sasha a franchi à son tour la barrière végétale. Depuis, le petit garçon erre à travers la forêt silencieuse, les bras serrés sur son corps frêle, le cœur battant. Il est minuscule au milieu de ces colosses d’écorce, mais il ne se sent pas menacé.
Au contraire. Quelque chose, dans cet endroit figé, l’enveloppe de douceur. Il entend le vent se glisser entre les épines et chanter dans ses oreilles, il a la peau rougie et de la neige jusqu’aux genoux.

Il s’enfonce encore.
La forêt murmure, les ronces s’écartent sur son passage, il suit la voix des arbres en se figurant qu’ils cachent un immense palais. Son souffle à peine sorti de sa bouche se change en une fumée blanche, il tremble. La pauvreté de sa famille l’empêche de se vêtir des grands manteaux de fourrure comme les autres. Pour se réchauffer, il visualise un feu de couleur bleue dans le hall du château imaginaire, qui brûle tout en gardant intacte la glace qui le constitue. Peut-être existe-t-il des êtres surnaturels parmi ces murs, des amis susceptibles de combler sa solitude quotidienne. Sasha travaille beaucoup, malgré son jeune âge. Il aide son père à couper du bois, une tâche qui a déjà abîmé ses petites mains, il n’a guère le temps pour des jeux.

Soudain, la forêt s’ouvre. Les branches deviennent moins denses, il accélère dans l’espoir d’apercevoir la première tour. Mais il ne voit qu’un autre arbre, dressé tel un phare incongru au milieu d’un lac gelé. Il n’est pas recouvert de neige, ou de givre, et c’est sans doute ce qui l’intrigue en premier. Ça, et son tronc si imposant que plusieurs Sasha n’en feraient pas le tour. Il doit être très vieux.

Sasha s’approche, y pose presque timidement ses mains. Il jurerait sentir la sève chaude sous l’écorce et le cœur de l’arbre battre sous sa peau. Là où il aurait imaginé rudesse et bosses tranchantes, le bois s’avère doux sous ses doigts meurtris.
Étrange, se dit le petit garçon.
Ses yeux déjà experts parcourent les branches du sommet, nues de toute verdure. Ils descendent le long du fût jusqu’à la base des racines. Ses sourcils se froncent, en constatant que ces dernières disparaissent sous le lac figé.
Ses paupières se plissent, il se baisse. Là, un peu plus loin, les profondeurs cachent quelque chose d’inhabituel. Il s’allonge presque à présent, frotte le sol de sa paume. Et il la voit enfin.

Une jeune fille recroquevillée sous les racines, prisonnière de la glace.

Il ne parvient pas à observer son visage, il distingue seulement sa peau diaphane, à peine recouverte d’un voile que l’eau rend transparent. Ses cheveux blonds flottent autour d’elle, elle paraît dormir, et le garçon jurera plus tard que c’est son intime conviction.
Il se recule. Le lapin noir qu’il poursuivait se tient à ses côtés, son museau s’agite, il se frotte les pattes. L’animal semble l’attendre, mais Sasha n’a pas envie de partir tout de suite. Il veut en savoir plus. Son père lui a raconté un jour la légende de trois sœurs qui vivaient au fond d’une forêt identique à celle-ci, protégées de l’extérieur par des racines si solides qu’aucune personne ni aucune machine humaine ne peut les atteindre. Peut-être cette femme leur est-elle liée.
Il tape sur la glace, tout de même un peu inquiet. Comment peut-elle respirer ? Aucune bulle ne s’échappe de son nez et pourtant, il est persuadé que sa poitrine se soulève.
Sasha se redresse, il cherche un outil, une branche, n’importe quoi qui puisse la libérer. Mais il n’y a rien d’autre que le vide, le froid, et le lapin qui le scrute.

— Aide-moi ! Implore Sasha.

Sans succès. Alors il essaie, avec toute la force de ses poings abîmés.
La glace ne bouge pas, la forêt ne murmure plus. On n’entend plus que ce tout petit garçon qui frappe, frappe, et frappe encore, observé par des centaines d’yeux qu’il ne voit même pas.
Il abandonne, essoufflé, meurtri, désespéré. Il ordonne à son étrange guide de le ramener chez lui, sans s’apercevoir que la jeune fille s’est enfin éveillée et le scrute aussi.

Quand il regagne son village, seuls les plus anciens écoutent son histoire. Ils le croient assez pour envoyer les meilleurs guerriers à la recherche de la prisonnière. Hélas, personne ne trouve l’arbre noir et le secret caché entre ses racines.
Alors, on cesse de croire le garçon et le garçon grandit.

Il devient un adolescent aux rêves hantés par le même givre que celui qui recouvre son pays, un fantasque habité par des légendes auxquelles les autres n’ont pas le temps de prêter attention. Jusqu’à ce qu’une nuit, Sasha sente un parfum inhabituel se mêler à celui de sa maison. Ses draps sont trempés et quand il ouvre les paupières, elle se tient devant lui. Des gouttes s’échappent de ses longs cheveux blonds, elle ne semble pas avoir froid.
Elle est belle, pense Sasha. Plus belle encore que dans son souvenir.

— Comment m’as-tu trouvé ? murmure-t-il.
— Je t’ai vu dans mes rêves.

Le silence s’étire dans la chambre, il les enveloppe comme une toile d’araignée. Sasha, lui, tremble un peu. Il craint de l’effrayer, ou de se réveiller. Rêve-t-il, d’ailleurs ?

— Quel est ton nom ? Finit-il par demander.

La jeune fille le regarde, perplexe. Elle a des yeux magnifiques, d’un bleu si pâle qu’il en est presque blanc. Le moindre rayon de lune fait briller les éclats de givre sur sa peau. Quel âge a-t-elle ? Elle ne paraît guère plus vieille que lui, désormais.

— Je ne sais pas.

Sasha trouve étrange qu’elle ne possède pas de nom. Chaque chose en porte un, pourtant.

— Tu ressembles à une princesse.
— Qu’est-ce qu’une princesse ?

Cette fois, Sasha rit.

— Dans les contes, ce sont des femmes très belles.
— Le suis-je ?

Sasha acquiesce.

— Je vais t’appeler La Princesse des Glaces. Tu seras mon secret, puisque personne ici ne veut croire à ton existence. D’accord ?
— La Princesse des Glaces, répète la jeune fille.

Et un sourire illumine son visage, alors que les mots s’échappent en boucle de ses lèvres. Sasha aimerait la toucher, mais il n’ose pas. Il ne souhaite pas l’effrayer. Elle ressemble aux gravures de ses livres, il espère de toutes ses forces ne pas être en train de l’imaginer. Elle se lève enfin, tournée vers la fenêtre aux carreaux rendus opaques par le givre. Sasha attrape la main qu’elle lui tend sans réfléchir. Elle est glacée, mais la texture de sa peau change sous ses doigts. L’eau devient poisseuse, puis noircit, laissant une fine couche grasse sur ses phalanges.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
— De l’encre.
— À quoi ça sert ?
— À raconter des histoires.

La Princesse se recule, il n’a jamais vu une expression aussi triste sur le visage de quelqu’un.

— Tu étais mon plus beau rêve, murmure-t-elle. Pourras-tu l’écrire ?
— J’ignore comment faire.
— Tu apprendras.

Elle soupire, ses yeux s’humidifient un peu.

— Le feras-tu ?
— Oui. Je te le promets.

Elle sourit.
Le lendemain, l’Hiver en furie frappe aux portes des maisons, il soulève tant de neige qu’aucun villageois ne peut sortir de chez lui. Dans sa chambre minuscule, Sasha découvre sur son bureau la plume et l’encre que la princesse des Glaces a laissées pour lui.
Il s’installe sur sa chaise et, sans comprendre comment il a obtenu ce savoir, il se met à écrire.