La vie professionnelle dans la fiction

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Préambule : Pour cette nouvelle série d’articles, j’ai eu envie de m’intéresser à des aspects de l’écriture que je vois peu en règle générale. Bien évidemment, ce qui se trouve ci-dessous n’engage que moi et concerne ma propre façon de faire. Le contenu est donc susceptible d’évoluer et d’être étoffé avec le temps, ce qui sera bien sûr indiqué le cas échéant 😉

Souvent, quand on rencontre quelqu’un pour la première fois, on a le réflexe sociétal de lui demander son nom, puis le célèbre « tu fais quoi dans la vie ? ». Et il est possible que notre vision de l’autre soit définie par la réponse à cette question. Quelqu’un qui travaille dans le domaine artistique sera vu comme un hippie doux rêveur idéaliste, un autre dans la banque comme austère, un dans le social comme « tiens il aide des assistés »… et j’en passe. On échappe peu aux clichés.
Alors forcément, dans l’écriture comme dans le reste, ce prisme par lequel voir les autres est tout aussi présent. Et j’ai remarqué que bien souvent, dans mes lectures, les personnages exercent des métiers dits « classiques ». Comme si la/le lecteur·ice allait s’attacher davantage à eux s’ils triment : la gentille secrétaire (souvent des femmes), le gentil forgeron, la gentille personne qui se consacre aux autres etc. À l’inverse, les antagonistes occupent des postes de pouvoir : homme d’affaire, avocat… Je caricature évidemment, tout cela évolue et je fais moi-même partie du lot des créateur·ices des personnages aux « métiers idéaux ». Et j’adore partager ma réflexion sur le sujet, y compris dans mes propres textes.

→ Dans Ambre, le personnage principal est une libraire spécialisée dans les livres anciens. Un poste qu’elle n’occupe finalement que depuis peu à l’échelle de sa longue vie. La concrétisation d’un très vieux rêve synonyme de liberté, qu’elle a pu réaliser à force de sacrifices. Son meilleur ami est professeur, il bosse auprès d’ados, un moyen de combler son manque de paternité du fait de sa stérilité. Aucun spoiler dans cette phrase : que les Immortels ne puissent pas avoir d’enfants est un postulat de base.
Le personnage de Rachel sort un peu du lot. Née en 1936, elle est chauffeure de bus et fait même partie des premières femmes à l’être devenue, au Canada. Un excellent moyen d’interroger nos rapports aux métiers genrés et un terrain de jeu formidable pour tacler le sexisme.

→ Dans 2040, les personnages sont définis par une position sociale plus que par leur métier, le contexte est différent. Tous sauf deux d’entre eux : Harvey et Matthew. Le premier est climatologue, il apporte un début de réponse à des phénomènes inexplicables. Le second complète le premier, il se définit comme journaliste pour expliquer son empathie et sa facilité à cerner les gens.
Si on prend l’exemple du texte à part qu’est Sirius, le métier d’Eden n’est pas anodin non plus. Elle est danseuse (comme Ambre, quelle surprise) et exprime à travers son art ce qu’elle n’arrive pas à dire (quelle surprise, bis). Comme Ambre (on ne change pas une équipe qui gagne), elle a un rapport à son propre corps qui est complexe, mais s’efface à travers la danse. Un bon moyen, là encore, de montrer son cheminement et sa résilience.

→ Dans Éphémère, Shana est malade et ne travaille pas, ce qui peut toutefois susciter des sentiments négatifs dans son entourage à travers par exemple le coût financier de son traitement, qu’elle ne peut évidemment assurer. Sans compter que ne pas travailler n’est de toute façon pas bien perçu dans notre société. Matthew (toujours le même) exerce un métier sujet à fantasmes sauf qu’il est abordé sous le prisme de l’ennui, voire de l’oisiveté. C’est en prenant son indépendance que sa fonction va évoluer avec lui. Petit clin d’œil en lien avec le sexisme énoncé plus haut : Samantha, la sœur de Matthew, est propriétaire d’un magasin de bricolage. Métier atypique pour un personnage qui l’est tout autant.

Mes romans les plus récents vont un peu à contre-courant de mon habitude et j’ai tendance à caser mes personnages dans des métiers vers qui a priori on ne se tournerait pas d’instinct. Forcément, plus le temps passe, plus ma pensée s’affine. Elle est même exprimée de façon explicite dans mon dernier texte en date.

Extrait de ma fanfic à paraître où Ambre — sous son pseudonyme Tara —, rencontre un dénommé Jeremy pour la première fois.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, Tara ? Votre métier.
— Je suis libraire.
— Employée ?
— Gérante. Pourquoi ?
Il posa sa tête sur sa main, l’air amusé.
— Mener un tel commerce nécessite un sacré courage. Beaucoup de sensibilité aussi. Un certain contact avec les gens. De la culture générale. C’est difficilement compatible avec l’ingratitude.
— Notre métier ne nous définit pas.
— Il s’en inspire quand même beaucoup, non ? Si vous avez décidé d’intégrer ce secteur, ce n’est pas par hasard. Vous devez bien avoir quelques qualités cachées sous cette montagne de défauts.”

Grâce à ce dialogue, j’ai réussi à mettre le doigt sur ce qui m’interrogeait réellement. Au final, ces métiers que mes personnages exercent, qu’est-ce que ça dit d’eux ? Et surtout, qu’est-ce que ça dit de moi ?

Et de fil en aiguille, je me suis rendue compte qu’ils n’étaient jamais anodins. Toute petite je voulais enseigner, comme William (et là je me dis que ce serait pas mal un article sur la place de la famille dans mes bouquins, tiens).
Puis j’ai découvert le monde des livres et j’ai voulu être libraire, comme Ambre. J’ai fait des études dans le domaine, dans un établissement qui abritait aussi d’une école de… journalisme, comme Matthew. Je suis passionnée de danse, à l’instar d’Eden dans Sirius. Etc, etc…

Cela paraît logique : les personnages que je construis sont des bribes de ma propre expérience, de mon propre vécu, au point pour certains d’être mes avatars.
Marrant, comme l’inconscient s’amuser à placer des indices un peu partout.
La ressemblance ne s’arrête d’ailleurs pas là mais ça, ce sera pour le prochain article !